Lui, c’est Toñito. Artiste peintre, poète, dramaturge, prof à
l’université, agitateur hyperactif, anarchiste… C’est mon père et celui
de ma soeur, le grand-père de 3 petits-fils et filles qu’il ne connaît
pas. C’est notre trans-parent.
Il a été disparu à 40 ans, le 16 juillet
1985 par des militaires colombiens, au centre de Bogotá. C’était pendant
la période qui a suivi la rupture des dialogues de paix du gouvernement
de l’époque avec le mouvement insurgent M19 auxquels il avait participé
activement.
Pendant un an, la famille de mon père l’a cherché partout sans succès.
Un début de plainte à été déposée en Colombie qui n’a abouti à rien.
J’ignore encore les vraies raisons pour lesquelles la famille s’est
arrêtée de chercher activement mon père au bout d’un an. Je soupçonne
des pressions ou des menaces, mais c’est presque impossible d’aborder ce
sujet avec eux. Mon grand-père est mort au bout de 5 ans d’attente, mes
oncles et mes tantes sont assez muets, mes cousins, mes cousines et ma
soeur en savent encore moins que moi.
Il y a 2 ans, mon père a été reconnu par
l’Etat colombien en tant que victime de disparition forcée sans
reconnaître explicitement les auteurs, bien sûr, et nous en sommes là
depuis.
Quand mon père a été disparu, j’avais 8
ans, j’habitais à Paris avec ma mère et quand je suis revenue vivre en
Colombie, il était déjà disparu depuis un an. Peu à peu, le silence a
enveloppé cet épisode au point que j’ai commencé à croire que par une
mystérieuse raison mon père n’était pas digne d’être gardé dans la
mémoire des gens. J’ai commencé à me dire qu’il avait peut-être été une
très mauvaise personne, peut-être qu’il m’avait
abandonné et que c’est pour ça que les gens étaient si mal à l’aise d’en
parler. Et la colère contre lui a commencé à se mélanger à la douleur
de son absence. Et 20 ans se sont écoulés ainsi, entre vide, silences
incompréhensibles, sentiment d’abandon et mémoire inventée d’un père
inventé avec les bribes qui me restaient de sa présence.
Puis un jour, j’ai recommencé à
questionner, j’avais grandi, j’avais un fils, j’étais forte et je ne
pouvais plus accepter le silence comme réponse à mes questions. J’ai
cherché des personnes qui l’ont connu pour qu’elles me racontent mon
père dans toute sa méchanceté, et à mon grand étonnement, en écartant
les voiles du fantôme que je n’avais pas eu le droit d’aimer, j’ai
découvert une belle personne pleine de passion pour la vie et pour
l’art, pleine d’amour et d’énergie, capable de donner sa vie dans la
lutte pour des idéaux que je partage moi-même. Ça m’a redonné espoir et
légitimé mon amour pour lui.
Mais bon, quand venait le moment de
parler de la disparition de mon père, tout d’un coup personne ne se
rappelait de rien, les dates et les évènements se brouillaient, la
grande vieille peur effaçait les mémoires. C’est si frustrant de ne pas
avoir de pistes auxquelles s’accrocher, il faut être vraiment têtue pour
continuer.
Dans ce cheminement à la recherche de mon
père j’ai rencontré d’autres personnes, fils et filles de disparus
comme moi, j’ai découvert que je n’étais pas la seule, qu’il y en avait
plein qui cherchaient sans rien trouver comme moi et qui avaient cru eux
aussi qu’ils étaient les seuls à vivre ça, ou alors qui avaient eu la
chance de trouver leurs disparus et qui subissaient maintenant la
persécution acharnée de la part des coupables, les menant à l’éxil ou au
déplacement interne. Nous nous sommes réunis en association (fils et
filles pour la mémoire et contre l’impunité) pour reconstruire ensemble
la mémoire de nos parents, pour marcher ensemble la tête haute et
réclamer vérité et justice.
Et en marchant ensemble la tête haute, on
a trouvé qu’il y avait plein d’autres personnes qui s’étaient aussi
mises ensemble, qu’il y avait toujours plus associations de victimes et
de proches de disparus qui se rencontraient et bien sûr, qu’il y avait
toujours des nouveaux cas de disparition forcée, presque tous les jours.
En 2015 les chiffres officiels parlaient de près de 70.000 personnes
disparues forcées en Colombie entre 1970 et 2014. Ce ne sont que les cas
recensés, ils pourraient être jusqu’à 3 fois plus nombreux car beaucoup
de personnes ne signalent pas leurs disparus par peur des représailles.
Plus du 80% des cas de disparition forcée recensés dont on connaît les
auteurs, sont responsabilité directe de l’Etat Colombien. Elles sont
perpétrées soit par la police, soit par l’armée, soit par des groupes
paramilitaires avec la permission, l’aide ou la participation directe
des forces de l’ordre. Et à part peut-être 2 ou 3 cas, tous sont dans
l’impunité totale.
Nous avons aussi découvert qu’il y a une
partie énorme de la population colombienne soit qui ignore complètement
que la disparition forcée existe, soit qui est complètement indifférente
du sort des disparus et de leurs proches, sans compter ceux qui sont
ouvertement hostiles à connaître la réalité du pays ou à l’accepter.
La disparition forcée est un crime du
silence, on fait disparaître les personnes mais on efface aussi leurs
corps, leur voix, leurs droits, leur légitimité, leur mémoire, leurs
liens et même leurs proches s’ils ne veulent pas lâcher l’affaire. Tout
ça à grands coups de silence et de vide. Et en toute impunité.
En Colombie, les personnes disparues sont
de toute sorte: membres de groupes insurgeants, opposants politiques,
liders sociaux, syndicalistes, militants écologistes, paysans qui ne
veulent pas partir de leurs terres ou personnes qui veulent revenir d’où
elles ont été déplacées, témoins de crimes d’Etat, journalistes,
avocats, intellectuels, défenseurs des droits humains, homosexuels,
drogués, personnes à cheveux trop longs ou à jupe trop courte, pauvres,
adultes, enfants, adolescents, femmes, hommes, noirs, indiens, n’importe
qui, s’il dérange l’ordre établi par le groupe armé du moment qui règne
sur chaque territoire donné, n’importe qui pouvant être désigné
injustement comme informateur de la guérilla ou d’un groupe
paramilitaire rival. Tout ce qui dérange est effacé. Et en toute
impunité.
En Colombie, il y a des centaines de
corps non identifiés, retrouvés dans des fosses communes par les
personnes qui recherchent leurs disparus et en trouvent plein d’autres,
ce qui oblige les autorités à s’en occuper enfin. Ils sont rangés bien
sagement dans les morgues et les cimetières, toujours non identifiés et
ce en dépit de
toutes les personnes qui ont déclaré aux mêmes autorités être à la recherche de leurs proches.
En Colombie, pour faire avancer les
procès, les proches des victimes doivent s’occuper de tout: la recherche
des corps et des coupables, l’identification, la justice, la vérité, la
mémoire, la douleur, l’exil, la dignité, la réparation. Et on nous
demande en plus de pardonner l’impardonnable au nom de la paix.
Ce qu’ils ne semblent pas vouloir comprendre, c’est que tant qu’on
n’aura pas trouvé nos disparus, tant qu’on ne connaîtra pas la vérité
sur leur disparition et tant qu’on ne comprendra pas, tant qu’on ne
déconstruira pas les raisons qui mènent des personnes à détruire et à
effacer d’autres personnes ou bien à laisser faire sans réagir, la
réparation ne sera pas possible et la paix n’arrivera pas.
Sol Violeta, 2017
(intervention dans le cadre de la conférence sur les disparitions politiques dans le monde, Paris 10 juin 2017)
More info: http://antoniocamacho.blogspot.fr/